Que disent les victimes de l’apartheid en Afrique du Sud ? Leurs demandes ont-elles véritablement été entendues par la Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR) pourtant mise en place comme moyen de justice restaurative ? Si elle a souvent été présentée comme un modèle, il ne faut pas oublier qu’elle a été contestée par les victimes et les organisations de droits humains après sa tenue. Et ce, jusque devant les tribunaux. 

C’est ce que rappelle la chercheuse et praticienne rwandaise et belge dans le domaine de l’État de droit et de l’accès à la justice,  Liliane Umubyeyi lors de sa  présentation sur la justice raciale et les réparations  en juillet dernier. Elle y présente sa vision du concept de la réparation, détaillant à quel point il est adossé à un système de domination raciale qui efface les violences raciales. Ce constat, la spécialiste de l’État de droit et de l’accès à la justice, l’a réalisé dès sa thèse de doctorat jusqu’à aujourd’hui à travers le African Futures Lab, ONG co-fondée par elle et Dr. Amah Edoh qui dénonce les injustices raciales.

Pourquoi la Commission a-t-elle été contestée ? Instauré en 1996, ce mécanisme de réparation a récolté les témoignages de 22 000 victimes et de 7 000 tortionnaires; 250 recommandations ont ensuite été publiées. Pour Dr. Liliane Umubyeyi, c’est surtout la manière dont la violence de l’apartheid a été appréhendée qui était problématique. En effet, le processus a réduit la violence à la violence physique (actes de meurtre, de torture ou de traitement humain dégradant). Pourtant selon elle, le système de l’apartheid s’inscrit dans un système colonial et possède une épaisseur historique plus complexe. Les populations noires subissaient de nombreuses formes de discriminations : un accès réduit à l’éducation, l’interdiction à certains emplois , l’impossibilité d’accès à un crédit bancaire, etc.

Qu’implique-t-on dans les réparations ?

C’est ce que montre l’exemple de la CVR : la notion de réparation est plus large. Selon Liliane Umubyeyi, elle va au-delà de la compensation financière, qui est habituellement pratiquée et très répandue dans les médias et les discours politiques. À l’issue de la CVR, l’équivalent de 3 800 dollars aurait été versé aux victimes. 

En effet, la réparation fait d’abord référence à un besoin de justice, c’est-à-dire un droit à la justice des personnes qui demandent réparation. Elle recouvre aussi la restitution, soit le fait de rétablir un objet, une œuvre d’art ou une situation qui existait avant la violence. 

La chercheuse énonce aussi la notion de réhabilitation, pour que les personnes qui ont subi la violence puissent recevoir des soins psychologiques et aient accès à des services sociaux. Puis vient la notion de satisfaction, qui implique des excuses publiques de la part des entités qui ont perpétré la violence. Plus que des excuses, il s’agit de rétablir les faits et la responsabilité, mais aussi de proposer une garantie de non-répétition. Il importe de se demander : « que prend-on comme réforme pour empêcher que ces faits à l’origine de la violence s’arrêtent ? ». 

Cette garantie de non-répétition implique selon elle un besoin de mettre en place des réformes politiques et législatives pour faire changer le système et les structures. Ce sont toutes ces notions qu’elle et son organisation incluent dans leur travail sur les réparations. Elle soutient d’ailleurs que le terme devrait être décolonisé pour mieux répondre aux besoins des personnes ayant subi des violences. Il faut regarder l’histoire du concept et comprendre comment il a été utilisé pour favoriser certaines demandes plutôt que d’autres.

Effacement de la violence raciale

C’est par l’exemple de la CVR et grâce à cette définition que Liliane Umubyeyi constate que le système de droit international des droits humains masque les violences raciales, et exclue le système de domination raciale qui est pourtant au cœur du problème. 

En commençant par l’histoire coloniale, la chercheuse regrette que les conflits contemporains soient seulement appréhendés à partir des indépendances. Faire cela, c’est oublier que le pouvoir colonial a créé des dynamiques. C’est rendre invisible le fait que les États européens ont une responsabilité dans le maintien des injustices. Or, cette responsabilité n’est pas mise en lumière par le droit international ni par les organisations internationales et supranationales. Elle cite l’exemple de la Centrafrique, où la responsabilité de la France n’est qu’un élément périphérique dont on parle peu. On se focalise plutôt sur les acteurs nationaux, comme au Rwanda, sans tenir compte des acteurs européens qui ont fourni des armes par exemple. Elle estime qu’il faut cesser de cacher la responsabilité des États européens et des entreprises européennes. 

Ainsi, Liliane Umubyeyi appelle à ce que les acteurs du développement et autres organisations de droits humains ne soient pas des acteurs neutres. Eux aussi devraient reconnaître qu’ils s’inscrivent dans le même système de domination raciale et qu’ils promeuvent ainsi un agenda qui tend à maintenir certaines populations au bas de l’échelle. Selon elle, ce secteur devrait être réformé et décolonisé.   

Qui obtient réparation ? 

À travers cette invisibilisation des violences raciales s’opère aussi une sélection des demandes de réparation qui sont entendues et d’autres qui sont tues. Avec le African Futures Lab, Liliane Umubyeyi et son équipe ont recensé les demandes de justice et de réparation en Afrique. Elles ont remarqué que les demandes reçues sont celles portées par les détenteurs d’esclaves en Haïti ou au Sénégal, celles des entreprises multinationales ou des États. En effet, les entreprises ont contesté la perte de leurs avoirs dans les colonies après les indépendances. 

Pourquoi ces demandes ont-elles été reçues quand d’autres provenant des personnes ayant subi les violences demeurent inaudibles ? Car nombre de demandes de réparations sont exprimées par des individus, des états et des communautés. La chercheuse cite l’exemple des familles au Congo, au Rwanda et au Burundi dont 20 000 enfants métis ont été enlevés et placés dans des institutions religieuses. Cela relevait d’une politique coloniale et ces enfants ont parfois été déplacés en Belgique. La Belgique s’est excusée en 2019, mais la réparation est loin d’être acquise.

Et puis il y a les demandes de restitutions d’œuvres d’art pillées dont certaines remontent aux années 60 ; entre 85 et 90 % des œuvres africaines sont en dehors du continent africain. Enfin, elle cite aussi les demandes pour annuler les dettes contractées par les puissances coloniales. Car, quand ces puissances coloniales se retiraient au moment de la décolonisation, c’étaient aux États africains de régler leurs dettes. Cela a été le cas avec la République démocratique du Congo qui a dû rembourser la dette de la Belgique sur son territoire à la Banque mondiale. 

Cette inégalité criarde dans les réparations entendues perpétue à la fois une situation d’impunité des États européens, mais aussi un sentiment d’injustice double des populations africaines : elles ont subi la violence et celle-ci n’est pas considérée. 

Face à cette situation, Dr. Liliane Umubyeyi préconise surtout d’amplifier les voix des personnes qui demandent justice et réparation. Il importe aussi que les entités responsables de la violence soient présentes dans la conversation pour qu’elles cessent de perpétuer le statu quo. Car le fait de ne pas rendre justice perpétue une domination raciale sur les plans économique, politique et climatique. Ne pas rendre compte de cette responsabilité permet de continuer comme si rien ne s’était passé, et de continuer à exploiter les corps et les terres des anciennes colonies.

Liliane Umubyeyi is the co-founder and executive director of African Futures Lab, an organization whose mission is to tackle the culture of impunity and denial concerning historical and contemporary racial injustices across Africa and Europe. Prior to establishing African Futures Lab, Liliane worked in the field of international development (United Nations, International Centre for Transitional Justice, Lawyers without Borders, American Bar Association) on projects concerning access to justice for marginalized groups, transitional justice, and gender justice. This professional background and her lived experience in Africa (Rwanda, South Africa, Central African Republic) and in Europe (Belgium, France) inform her thinking about the decolonization of development policy and practice, the decolonization of international law and justice systems, and the possibilities for repairing historical and contemporary racial violence. Liliane holds a PhD in Law (Université Saint Louis Bruxelles (Belgium) and in Social Sciences (Ecole Normale Supérieure de Cachan (France), and her dissertation focused on apartheid victims’ mobilizations in South African and American courts.

Summary of Liliane Umubyeyi’s presentation, written by Marine Caleb.