Le féminisme décolonial selon Françoise Vergès
IQui nettoie le monde ? Chaque jour, tôt le matin, ce sont principalement des femmes racisées qui nettoient les bureaux, les centres commerciaux et les gares. Leur travail est essentiel et sans elles, les sociétés souffriraient. Pour la militante féministe décoloniale Françoise Vergès, le féminisme décolonial est celui qui écoute celles qui ont été rendues invisibles, les femmes qui « nettoient le monde » quotidiennement pour que les sociétés fonctionnent.
Dans une présentation donnée en mai 2023 pour South Feminist Futures, la politologue réunionnaise Françoise Vergès a partagé sa définition du féminisme décolonial. Une réflexion tirée de son ouvrage Un féminisme décolonial publié en 2019 alors que les droits des femmes étaient assaillis à la fois par les politiques de gouvernements, le galvaudage du terme, mais aussi à travers l’utilisation des droits des femmes pour justifier des politiques impérialistes, néolibérales et capitalistes comme en Afghanistan. Présidente du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, Françoise Vergès est aussi historienne et autrice de nombreux livres.
Pour elle, la question centrale au féminisme décolonial est le travail ménager des femmes racisées. Répétitif, épuisant et toxique, l’entretien ménager se trouve selon elle sur l’échelle « la plus basse de l’économie du care (soin en anglais) ». Travail invisible et sous-payé, il ne demande pas de connaissances particulières, ce qui le rend donc peu respecté.
Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), 94 % des travailleurs domestiques n’ont pas accès à toutes les protections sociales et médicales. 76,2 % d’entre eux sont des femmes et majoritairement racisées, ce qui les rend plus vulnérables qu’elles ne le sont déjà. Sans oublier que 75 % du travail de soins non rémunérés est réalisés par les femmes et les filles.
Ce travail invisible est basé sur l’économie de l’épuisement qui prend ses origines durant l’esclavage. Depuis, le système capitaliste et impérialiste use les populations, les sols et les richesses pour accumuler du capital. Partout dans le monde, l’extractivisme repose sur l’éreintement du physique et de l’esprit.
Un féminisme pour le démantèlement du système
Pour Françoise Vergès, c’est justement ce système capitaliste, impérialiste et néolibéral que le féminisme décolonial combat. Il n’entend pas améliorer le système puisqu’il n’est pas améliorable. Il est plutôt question de lutter pour une transformation profonde de l’ordre du monde. Selon la définition de la décolonisation de Frantz Fanon, le féminisme décolonial souhaite le démantèlement « d’un système profondément raciste » qui a créé une division entre « les vies qui comptent et les vies qui ne comptent pas ».
Ce système a organisé la destruction systémique de la planète, qui affecte plus fortement les femmes. En témoigne le large spectre de destructions telles que la pollution des mers et des océans, la déforestation ou la multiplication des catastrophes naturelles. Françoise Vergès est capitale : « le capitalisme rend la terre inhabitable ». Si l’air est de plus en plus pollué, c’est le résultat de choix politiques. En cela, les luttes environnementales sont au cœur du féminisme décolonial.
Et avec l’ordre du monde tel qu’il est, certains pays déjà en souffrance ne se remettent pas des catastrophes. Si les ONG et les pays du Nord proposent une aide humanitaire pour qu’ils puissent y faire face, ils perpétuent, selon la politologue, une position de sauveur civilisationnel qui n’améliore pas concrètement la situation ni ne développe de solutions à long terme.
Pour Françoise Vergès, ce même secteur humanitaire peine à penser aux besoins concrets de la population et notamment des femmes, par « racisme genré ». En période de crise, ce sont les femmes qui souffrent le plus. Par exemple, en Turquie lors du tremblement de terre de 2023, l’accès à l’eau et aux produits sanitaires limité, rendant les soins pendant leurs menstruations compliquées. Pourtant, ce besoin n’a pas été pris en compte, car perçu comme peu important.
Un féminisme contre les hiérarchies construites
C’est, pour l’historienne, ce même système capitaliste et impérialiste qui a construit une division du monde entre ce qui est propre et ce qui est impropre, qui remonte elle aussi à l’esclavage. Le fait d’être propre était lié au degré de civilisation et les esclaves étaient les personnes impropres.
Aujourd’hui, cette division se retrouve dans une écologie blanche et bourgeoise qui prône une hygiène de vie (méditation, alimentation saine) alors que des populations n’ont pas accès à de l’eau potable et à de la nourriture. De même, les femmes « qui nettoient le monde » vivent dans des quartiers et lieux peu entretenus, considérés comme impropres.
C’est pour cela que le féminisme décolonial s’oppose à un féminisme blanc et bourgeois, voire à un écoféminisme blanc et bourgeois. Car ceux-là favorisent le système en défendant par exemple le capitalisme vert (forme d’écologie qui prône la protection de l’environnement dans le capitalisme) ou la transition énergétique basée sur l’extraction et l’épuisement des personnes et des sols. C’est le cas des voitures électriques, vendues comme relevant de la transition énergétique voire de la solution à l’urgence climatique. Pourtant, le lithium des batteries est extrait dans des conditions inhumaines par des personnes exploitées en Afrique et ces mêmes batteries sont ensuite envoyées en Afrique ou en Asie quand elles sont obsolètes.
Un féminisme des luttes
Françoise Vergès estime que le féminisme décolonial est profondément combatif face aux pouvoirs. Il ne relève pas seulement des théories et ne doit pas se perdre dans des concepts, mais repose sur les luttes concrètes des femmes qui se sont battues contre l’esclavage, la colonisation, la transphobie, l’homophobie, le racisme, le sexisme, la dépossession ou l’exploitation. C’est là que se trouve la « bibliothèque du féminisme décolonial ». La militante encourage ainsi le partage de ces savoirs et la mise en place d’espace d’échanges partout. Ce serait un « travail fondamental pour combattre les fake news et la terreur, mais aussi pour rompre le sentiment d’impuissance et de solitude.
Le féminisme décolonial vise ainsi la liberté de toutes et tous : les femmes, les personnes queer, etc. Selon la militante féministe américaine Angela Davis, le féminisme va plus loin que l’égalité de genre. Il prône la libération de toute la société, ce qui inclut le respect et la valorisation du travail invisible, afin qu’il ne soit pas seulement réalisé sur le dos des femmes racisées.
Pour Françoise Vergès, cette lutte est essentielle, car ce sont les rapports de force qui font reculer le pouvoir. Elle affirme que les dirigeants ne réduiront jamais les oppressions d’eux-mêmes. Si des femmes africaines arrivent à empêcher de détruire une forêt, c’est parce qu’elles se sont réunies et organisées ensemble.
Chaque jour dans le monde, des personnes queer, des paysannes ou des ouvrières se battent pour le droit au syndicalisme, pour l’accès à l’eau ou pour la justice reproductive. Chaque jour elles font ainsi reculer les forces oppressantes. Et c’est sur cela que Françoise Vergès a voulu conclure, pour rappeler que les luttes d’aujourd’hui sont les droits de demain.
Françoise Vergès (Reunion Island, Indian Ocean) is a political theorist, historian, film producer, independent curator, journalist, feminist activist and public educator. Her work focuses on the afterlives of slavery and colonialism, current forms of racial exploitation and decolonial feminism. She has contributed extensively to the body of work on postcolonial theory, the economy of predation and decolonial feminism, among other topics. She holds a PhD in Political Theory from the University of California, Berkeley. Vergès has authored a number of books, including: “A Feminist Theory of Violence”, “De la violence coloniale dans l’espace public”, “A Decolonial Feminism”, “The Wombs of Women, Race, Capital, Feminism” and “Monsters and “Revolutionaries: Colonial Family Romance and Métissage”.
Summary of Françoise Vergès’s presentation, written by Marine Caleb.